Nous vivons plus longtemps… nous devrions travailler plus longtemps ?

vendredi 11 juin 2010
par  Snes S3

C’est un argument qui semble frappé du coin du bon sens. Pourtant, à y regarder de près, cette formulation n’a rien d’évidente.

Il convient d’abord de remarquer que l’allongement de la vie ne date pas d’hier. L’espérance de vie était de 30 ans à la fin du XVIIIe siècle, elle est passée à 37 ans en 1810 pour atteindre 45 ans en 1900.
Elle dépasse aujourd’hui 80 ans. Durant toute cette période, l’allongement de l’espérance de vie a été accompagné par une réduction de la durée du travail : la durée hebdomadaire de travail a diminué ainsi que le nombre d’heures passé au travail dans une vie. C’est un progrès social et humain.
Les données démographiques utilisées aujourd’hui servent d’arguments à ceux qui veulent justifier un report de l’âge de départ ou un nouvel allongement de la durée de cotisation et qui, de fait, contestent ce mouvement séculaire d’émancipation.

 De fortes disparités

Sur les dix dernières années, les gains d’espérance de vie à la naissance sont de trois années pour les hommes et de deux années pour les femmes. Cependant, l’espérance de vie à la naissance est une moyenne très théorique qui cache de fortes disparités.
Les gains d’espérance de vie traduisent à la fois un phénomène heureux, le fait de vivre plus longtemps, mais ils sont aussi le reflet d’une des plus profondes inégalités dans la société (niveau d’étude, échelle de salaire, conditions de travail, accès aux soins…).
Ainsi, l’espérance de vie à 35 ans des femmes cadres est supérieure de 3 ans à celle des ouvrières. Cet écart est de 7 ans entre les hommes cadres et les ouvriers. Les écarts d’espérance de vie entre catégories socioprofessionnelles se sont d’ailleurs accrus chez les hommes sur la dernière période. Les hommes inactifs non retraités, dont la situation est souvent liée à des problèmes de santé, n’ont que peu profité de l’allongement de la durée de vie [1].

 Mais de quelle espérance de vie parle-t-on ?

Pour un régime de retraite, ce qui vaut, c’est l’espérance de vie à 60 ans (ou la durée de survie moyenne à cet âge) ; celle-ci croît moins vite que l’espérance de vie à la naissance. En 2009, une femme âgée de 60 ans a encore une espérance de vie de 27 ans, soit 1,7 ans de plus qu’il y a dix ans, tandis que celle d’un homme du même âge dépasse 22 ans et a augmenté de 2 années en dix ans.

Ainsi, lorsque le secrétaire général de l’UMP, Xavier Bertrand, affirme que « Quand la retraite a été mise en place à 60 ans, avec application en 1982, vous aviez au moment où vous partiez en retraite dix ans d’espérance de vie. Aujourd’hui quand vous prenez votre retraite à 60 ans, vous avez vingt deux ans d’espérance de vie [2] », on est en plein bidouillage de chiffres. L’espérance de vie à 60 ans n’était pas de 10 ans en 1980, mais de 17,3 ans pour les hommes et de 22,4 ans pour les femmes. La progression de l’espérance de vie en 30 ans n’a donc pas progressé de 10 ans, mais de 4,6 ans chez les femmes et de 4,9 ans chez les hommes [3].

  Le vieillissement de la population rend-il le financement impossible ?

L’allongement de l’espérance de vie se traduit par un vieillissement de la population, c’est-à-dire une augmentation relative de la part des personnes de plus de 60 ans dans la population. Celle-ci est passée en un siècle de 12,7 % en 1901 à 20,6 % en 2001, tandis que la part des moins de 20 ans passait de
34,3 % à 25,4 %. Ce phénomène de vieillissement, observé dans toute l’Europe, est plus ou moins accéléré en fonction de la natalité et, de ce point de vue, la France bénéficie d’une situation plus confortable que ses voisins mais ce n’est non plus la seule donnée du problème.


Source : INSEE.

En effet, le plus important est que la part des 20-59 ans, qui constitue la majeure partie de la population en âge d’être au travail, est beaucoup plus stable. Alors qu’ils représentaient 53% de la population en 1901, ils représentaient 52,4 % de la population en 1981, et devraient représenter 52,7 % de la population en 2010. On est très loin du choc démographique annoncé.

 D’un ratio à l’autre

Tout un discours alarmiste se plait à mettre en avant la dégradation du ratio de dépendance vieillesse, défini comme le rapport entre les plus de 60 ans et les 20-59 ans. En 2050, il devrait ainsi atteindre
0,69 (soit 69 retraités pour 100 personnes de 20 à 59 ans), ce qui correspondrait à une augmentation de 92% par rapport à sa valeur de 1990 où il était de 0,36. La charge deviendrait insoutenable pour la société… Ce ratio de dépendance vieillesse augmente, c’est vrai, mais ce n’est pas fondamental…

En effet, disant cela, on omet de rappeler que la productivité horaire du travail a doublé depuis 40 ans. Autrement dit, un salarié (parce qu’il est plus qualifié aujourd’hui qu’il y a 40 ans, parce qu’il est en meilleure santé, etc.) produit en une heure de travail deux fois plus de richesse. Réciproquement, il faut deux fois moins d’heures travaillées pour produire la même quantité de richesse. Ce n’est donc pas tant le nombre de 20-59 ans qui est important que la part de ces 20-59 réellement employés, la quantité de richesse produite par ces salariés et la part du salaire (direct et socialisé) dans la répartition de la valeur ajoutée.

Les quelques observations démographiques qui précèdent devraient nous inviter à prendre en considération un ratio de dépendance démographique élargi. Nous avons d’un côté une part stable de la population en âge de travailler qui produit de la richesse ; de l’autre, une partie de la population qui va bénéficier des transferts de solidarité entre générations : à une extrémité les moins de 20 ans qui bénéficient de dépenses en matière de formation et d’éducation et à l’autre bout, les plus de 60 ans qui reçoivent des transferts liés au droit à la retraite et au vieillissement.

Ce simple changement de point de vue, relativise beaucoup les données du problème. Si l’on regarde l’évolution du ratio de dépendance économique, qui est le rapport entre le nombre total de personnes « hors emploi » et le nombre de personnes actives employées, on constate que son évolution n’a absolument rien d’alarmant, puisqu’il n’augmenterait sur la période 1990-2050 que de 5%, en passant de 1,48 à 1,55 ! Ce qui n’a absolument rien d’incontrôlable.

C’est donc fondamentalement un problème de répartition des richesses. Le vieillissement de la population implique qu’une plus grande partie des richesses soit redistribuée vers les plus de 60 ans… Cette idée est tout aussi frappée du coin du bon sens mais elle ne bénéficie malheureusement pas de la même publicité, car elle implique un choix de société, aux antipodes des régressions annoncées.

 Travailler plus longtemps, une hypocrisie

Allonger la période de la vie passée au travail est à contre-sens des évolutions historiques constatées.
Si on observe l’âge moyen d’entrée dans l’emploi et l’âge de sortie (qu’il ne faut pas confondre avec l’âge de départ à la retraite ou l’âge de liquidation), on observe que celle-ci se réduit dans le temps.
Ainsi, en 1970, les hommes entraient en moyenne à 19,6 ans, ils quittaient leur emploi à 64,5 ans. 40 ans plus tard, ils entrent à 21,8 ans et se retirent à 58,7 ans.

Source : Alternatives économiques (d’après INSEE).

Certes, le faible taux d’emploi des moins de 25 ans et celui des 55-59 ans pèse pour beaucoup dans ce constat et on peut le regretter. L’allongement de la durée de cotisation depuis 1993 n’a pas modifié les comportements. Ce n’est donc pas par des variables réglementaires jouant sur l’âge de départ que l’on modifiera les comportements des employeurs à l’égard des salariés âgés. Ce qu’il est important de retenir, c’est que l’allongement de la durée de cotisation qui est au cœur des dernières réformes s’écartent de plus en plus de la réalité sociale. Les conditions d’emploi, de santé et de travail entrent en contradiction forte avec l’injonction de « travailler plus longtemps ».

Ainsi une étude de la DARES, estime que pour la génération 1970 – qui pourrait prétendre partir à la retraite à 60 ans en 2030 – la durée de vie professionnelle devrait être de l’ordre de 35 ans, un peu plus pour les hommes (37 ans), un peu moins pour les femmes (33 ans), c’est-à-dire très loin de la durée d’assurance qui sera alors exigée pour le taux plein.

Cette étude est confirmée par un travail de la DREES. Entre la génération née en 1954 et la génération née en 1974, la durée d’assurance validée à 30 ans est passée de 39,8 trimestres à 30,8 trimestres.

D’où toute une série de questions pour ceux qui n’ont comme seule solution à proposer que l’allongement de la durée d’assurance : que font-ils des jeunes qui peinent à trouver un premier emploi stable aujourd’hui ? Comment garantir le pacte intergénérationnel qui consiste pour les aînés à libérer des emplois aux profits des plus jeunes, en contrepartie du financement par ceux-ci, d’une retraite par répartition ? Comment parler d’équité entre générations quand l’allongement de la durée d’assurance masque une véritable baisse du niveau des pensions n’assurant plus le maintient du niveau de vie ?

« Nous vivons plus longtemps, il est nécessaire de travailler plus longtemps »… Cette affirmation simpliste se révèle trompeuse : elle ne correspond ni à un déterminisme historique, ni à une nécessité démographique, ni à une réalité sociale ou économique. En revanche, elle veut justifier un choix qui priverait un grand nombre des salariés des meilleures années de leur retraite : en 2007, l’espérance de vie « en bonne santé » est estimée à 64,2 ans pour les femmes et de 63,1 ans pour les hommes.
Nous vivons plus longtemps… nous devrions travailler plus longtemps ?


[1INSEE Première n° 1025, « Les différences sociales de mortalité : en augmentation chez les hommes, stables chez les femmes », juin 2005.

[2BFM TV le 1er février 2010.

[3Rapport du COR, mars 2006.


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